Marc Robert

 

 

Mardi 8 février 2011, un estaminet de la place Dauphine, derrière le palais de justice de Paris. Marc Robert, 60 ans, s’attable. C’est rare, un magistrat à la libre parole. Il est de cette espèce, et ne se gêne pas, après avoir refusé un croissant, pour dire ce qu’il pense de Nicolas Sarkozy. Le pouvoir a tout fait pour le débarquer, mais cet indocile par nature vient de remporter une bataille administrative pour retrouver son poste de procureur général en Auvergne. Bourru, têtu, Marc Robert se lâche.

 

Une grande gueule. Un regard direct, des propos qui le sont tout autant. Procureur général près la cour d’appel de Riom, Marc Robert détonne un peu dans la haute magistrature. En ce début d’année 2011, le voilà qui vient de clore une tournée de ses tribunaux auvergnats. Il est content, il a retrouvé ses collègues. Il n’est pas en odeur de sainteté à Paris ? À vrai dire, il s’en fiche complètement. Il a gagné sa bataille personnelle, ça lui suffit. L’Élysée voulait le muter d’office à la Cour de cassation, l’interdire de parole. Trop indépendant, Marc Robert. Trop écouté au sein de sa corporation. Mais le Conseil d’État en a décidé autrement. « On ne gagne rien à vouloir transformer les hauts magistrats en béni-oui-oui ou en instruments dociles, dit-il. Il faut au contraire des gens de caractère, qui disent ce qu’ils pensent, fassent ce qu’ils disent, courageusement, ce qui n’exclut en rien la loyauté que l’on doit en attendre. Il y a aujourd’hui, au sommet de l’État, comme un mépris de tout ce qui concerne la fonction publique, de tout ce qui sert précisément l’État, du droit aussi, comme s’il était un obstacle. Quel paradoxe et quel gâchis ! » Ils sont peu nombreux, ceux qui se sont dressés contre Nicolas Sarkozy. Surtout dans l’administration.

Il a requis dans le procès Papon, qui parlait précisément du devoir d’obéissance. Il connaît absolument tous les rouages de l’administration française. Il décrit si bien ceux qui rampent devant le pouvoir. Quelques-uns se dressent, pourtant. Marc Robert en fait partie, et n’en tire nulle gloriole. Il ne fallait pas venir le titiller, c’est tout. Il était bien, à Riom, depuis neuf ans, il voyait approcher la retraite avec sérénité. C’était l’un des derniers procureurs généraux nommés par la gauche, en 2001. Président de la Conférence des procureurs généraux européens, il distillait épisodiquement son savoir. Sans faire trop de vagues, même si son souhait d’aligner le statut du parquet, soumis hiérarchiquement au pouvoir, sur celui des juges d’instruction, indépendants, en avait agacé beaucoup. Il n’avait pas arrangé son cas, en 2003, en manifestant bruyamment son soutien au procureur général Jean Volff, injustement sanctionné dans l’affaire Alègre. Mais on n’avait pas osé s’attaquer à ce symbole. « On m’a simplement écarté de toute intervention à l’École nationale de la magistrature… », se souvient-il.

Jusqu’à l’accession au pouvoir de Nicolas Sarkozy, en 2007. Celui-ci, dès son arrivée à l’Élysée, exige une réforme de la carte judiciaire. Ministre de la Justice, Rachida Dati est chargée de son application, surveillée de près par Patrick Ouart, tout-puissant conseiller de l’ombre du président de la République. Premier coup de gueule de Marc Robert : il s’oppose à la suppression du tribunal de Moulins, décidée place Vendôme. La Chancellerie n’apprécie pas. Deuxième incartade, en 2009 : lors d’une audience, il fait part de sa désapprobation s’agissant du projet de suppression des juges d’instruction, une initiative de Nicolas Sarkozy. C’en est trop pour le pouvoir, il faut calmer ce procureur général un peu trop fougueux, des fois qu’il déclencherait des vocations dans la magistrature. À l’époque, Rachida Dati est en grâce, il ne fait pas bon la contrarier. Marc Robert décrit la justice sous Dati : « Très vite, s’est instauré un système fait d’un curieux mélange d’autoritarisme et de phénomène de cour ; toute tentative de discussion était assimilée à une rébellion et seuls trouvaient grâce les courtisans, qui furent pléthore. Le paroxysme fut atteint lorsque Rachida Dati décida d’écarter un certain nombre de procureurs généraux en les envoyant autoritairement à la Cour de cassation afin d’achever le renouvellement du corps, déjà bien commencé dès 2002, et cela en ne tenant aucun compte tant des desiderata des intéressés que de leurs compétences professionnelles. » Il fait partie du lot. La Chancellerie décide de faire un exemple. « Mon éviction prit pour prétexte les réticences que j’avais exprimées, d’ailleurs avec juste raison car le Conseil d’État censura par la suite la suppression du tribunal de Moulins, à propos de la réforme de la carte judiciaire. Puis il y eut, début 2009, l’annonce faite par le président de la République de la disparition pure et simple du juge d’instruction. Une telle suppression d’un juge indépendant, alors même que le statut du parquet n’était pas modifié, m’est apparue contraire à l’intérêt bien compris des justiciables et non dénuée d’arrière-pensées. Je l’ai dit dans mon discours de rentrée de janvier 2009 sans me faire trop d’illusions sur les conséquences, même si, en principe, la liberté de parole est garantie. Mais si les hauts magistrats ne défendent pas l’indépendance de l’institution et certains principes de justice, à quoi servent-ils ? » On le somme de signer sa mutation à la Cour de cassation, un lieu fort paisible, où l’on fait du droit dans une absolue discrétion. « J’ai refusé, n’admettant pas ce genre de procédé », raconte Marc Robert, qui conserve une rancune toute particulière à l’encontre de l’ancien secrétaire général de la Chancellerie, Gilbert Azibert, dont, dit-il, « le caractère partisan n’était un secret pour personne ». Nous sommes en 2009, l’affaire Marc Robert ne fait que débuter.

Le procureur général saisit le Conseil d’État. Pas question de se laisser faire. Comme pour toute nomination d’importance, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), encore présidé à l’époque par le président de la République, est amené à se prononcer. Son avis, concernant les nominations au parquet, n’est que consultatif. La séance du 4 juin 2009 demeurera dans les annales. Quelques semaines plus tôt, la ministre de la Justice s’est déplacée en Auvergne. « Contre toute attente, Rachida Dati m’a annoncé, sans explication, qu’elle renonçait à ma mutation ; vraisemblablement pas pour mes beaux yeux, mais pour se venger de sa propre éviction, imminente, en embarrassant l’Élysée et son ennemi intime, Patrick Ouart. » À l’époque, Rachida Dati est en guerre ouverte avec Patrick Ouart, conseiller justice de Nicolas Sarkozy, elle se sait sur le départ. Autant laisser une belle épine dans le pied du conseiller du président Sarkozy.

Le 4 juin 2009, donc, l’audience du CSM tourne à la foire d’empoigne. Rachida Dati, qui préside la séance, indique qu’elle retire de l’ordre du jour la mutation d’office du procureur général de Riom à la Cour de cassation. Les membres du CSM sont surpris, d’autant que, le matin même, ils ont émis à bulletins secrets un avis favorable à cette mutation, un mois après avoir donné… un avis négatif. Entre-temps, l’Élysée avait joué de son influence. Patrick Ouart, exceptionnellement présent, s’éclipse, passe un coup de fil à l’Élysée, puis intervient pour préciser que l’ordre du jour est fixé par le président de la République. Dans une étonnante passe d’armes, la ministre réplique que c’est elle qui préside, et elle procède sans plus attendre à l’examen des autres nominations. Officiellement, faute de délibération, et donc d’avis rendu, la mutation de Marc Robert n’existe plus.

Pourtant, trois semaines plus tard, le jour même du départ de Rachida Dati de la Chancellerie, Marc Robert apprend, par un décret présidentiel, sa mutation définitive à la Cour de cassation : « Par décret du président de la République en date du 23 juin 2009, vu l’avis du Conseil supérieur de la magistrature du 4 juin 2009, M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel de Riom, est nommé avocat général à la Cour de cassation. » L’Élysée a décidé de passer outre à la décision du CSM. « À cette époque, certains se croyaient vraiment tout permis s’agissant de la justice, rappelle Marc Robert. Muter un haut magistrat sans avis véritable du CSM, en violation des garanties constitutionnelles ; des pressions ouvertes exercées par un conseiller présidentiel, qui se permet d’écarter d’un revers de main un ministre toujours en exercice ; un décret même pas signé par ce même ministre de la Justice, en violation de toutes les règles ; des membres du Conseil supérieur de la magistrature, chargés de défendre l’indépendance de la justice, qui se plient sans protester aux desiderata politiques, à l’exception notable des magistrats syndiqués élus toutes tendances confondues… » Quoi qu’il en soit, le décret est publié. Les syndicats s’émeuvent, dénoncent la politique du fait accompli, certains magistrats évoquent un « putsch » judiciaire, la gauche proteste… Les trois représentants syndicaux décident le 25 juin de ne plus siéger au CSM et condamnent « de telles pratiques, inconcevables dans un État de droit », en exhumant l’étrange procès-verbal de la réunion, qui omet de rendre compte du retrait de la mutation de Marc Robert de l’ordre du jour. L’intéressé, lui, décide de s’en tenir à l’avis du Conseil d’État, qu’il a saisi. Il patiente, de longs mois. Situation intenable, stressante.

La haute juridiction se prononce finalement le 30 décembre 2010. Même si le rapporteur public avait, le 17 décembre, sévèrement stigmatisé l’intervention de Patrick Ouart, le Conseil d’État se contente du premier moyen de nullité de la nomination, et c’est bien suffisant aux yeux de Marc Robert : « Le Conseil supérieur de la magistrature ne peut être regardé comme ayant donné son avis sur la nomination en litige […]. Dès lors, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, M. Robert est fondé à demander l’annulation du décret attaqué du 23 juin 2009. » Clair, net et précis. Un désaveu cinglant pour l’exécutif et ses méthodes expéditives. Marc Robert est réintégré dans ses fonctions de procureur général de Riom. Son successeur désigné va devoir trouver une nouvelle affectation. Il est des règles de droit dont on ne peut s’exonérer en république. « Ce n’est pas tant pour moi que j’ai intenté cette action devant le Conseil d’État, car je n’aime pas être au-devant de la scène, affirme Marc Robert. Mais c’était pour donner un coup d’arrêt à cette agression systématique contre la justice en général et le ministère public en particulier. Il faut savoir parfois dire non ! »

On l’entendra, encore, dans les années à venir, vitupérer, au nom d’une certaine idée de la justice. Et de la démocratie. Il dit : « Depuis quelques années, il y a eu une violence particulière de l’exécutif vis-à-vis de la justice, faite de dénigrement et de reprise en main, comme si le rapport de force devait, seul, guider les rapports entre institutions. D’autres responsables, d’autres présidents, n’aimaient pas la justice : ils avaient au moins la courtoisie de ne pas l’exprimer tout haut. Et tout leur semble permis pour une telle reprise en main, comme si les justiciables avaient à y gagner… » Il est ravi que, en cette fin de quinquennat, « la parole se soit un peu libérée », mais il ne se fait aucune illusion, notamment sur les conséquences des attaques réitérées de l’exécutif contre les magistrats : « Tout cela laisse des traces, notamment dans l’opinion publique, car une certaine forme de populisme est toujours ravageuse. »

En vieux sage, pas encarté, à l’écart de tout, il observe. Il reste malgré tout fortement attaché à cette magistrature dont il regrette le conformisme. Il faut selon lui y voir la marque de la « crainte », ou l’empreinte d’une certaine « habitude de l’obéissance ». Mais Marc Robert veut rester optimiste : il n’est jamais trop tard pour changer les mauvaises habitudes.

Sarko M'a Tuer
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